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  • Photo du rédacteurCaroline Godart

Moving in Concert, de Mette Ingvartsen

Ma critique de Moving in Concert de Mette Ingvartsen, paru le 10 décembre 2019 dans la revue Mouvement. http://www.mouvement.net/critiques/critiques/moving-in-concert


Dans son livre La Vie des abeilles (1901), l’écrivain Maurice Maeterlinck, grand passionné d’insectes, parle de « l’esprit de la ruche », cette force énigmatique qui pousse des milliers d’abeilles à remplir chacune leur rôle pour pouvoir vivre ensemble, prospérer, se reproduire et même mourir, collectivement, par essaimage. Elles forment une « république unanime », animée non par des processus démocratiques transparents, mais par ce qui semble être un esprit mystérieux. Maeterlinck déploie tout son génie poétique pour décrire l’extraordinaire beauté des abeilles ; notre âge plus pragmatique préfère les qualifier de « superorganismes », c’est-à-dire de créatures qui se meuvent comme un seul être, même si elles sont composées d’un grand nombre d’êtres plus petits. Nous avons tendance à penser que de tels assemblages vivants appartiennent au royaume des insectes, mais Lewis Thomas, qui était à la fois un poète et un scientifique remarquable, nous montre que les humains forment également de tels organismes. En particulier, ils créent ensemble des langues, au cours de nombreuses générations, sans qu’une autorité ne les contrôle ni ne les organise. Les humains sont amenés à former des langues autant que les abeilles à construire des ruches, et les deux espèces meurent si elles ne le font pas.


Pourtant, les humains, et surtout nous, les occidentaux, n’aimons guère nous considérer comme des êtres collectifs. Cela nous donne le sentiment que nous abdiquons notre liberté et notre individualité, et nous préférerons nous leurrer en pensant que nous sommes chacun maître à bord plutôt que d’admettre que nous fonctionnons comme des superstructures. Moving in Concert de la chorégraphe Mette Ingvartsen nous confronte à cette réticence, ainsi qu’à notre tendance à assimiler la vie au naturel et la machine à l’artificiel et la mort.

La pièce s’organise autour d’un ensemble de procédés esthétiques simples : neuf danseurs occupent la scène nue, des bâtons de LED blancs à la main, tandis qu’un flux constant de ce qui semble être de petits morceaux de charbon tombe d’un tube noir fixé au plafond. Leur chant ressemble à celui d’une rivière qui accompagne les danseurs dans leurs déplacements sur le plateau, alors qu’ils se réunissent ou se séparent, faisant et défaisant des figures (cercles, lignes) constituées de corps et de lampes. Ils déploient une série de tensions : le vertical et le rond, le clair et l’obscur, l’organique et le technologique, autant de motifs archétypaux de l’art contemporain et de la culture populaire, souvent mis au service d’une réflexion simpliste sur l’aliénation dans le monde moderne. Pour le dire schématiquement : la technologie est représentée comme verticale (rigide, inorganique), sombre et causant notre perte, tandis que la vie est décrite comme ronde (souple, organique), légère, naturelle et bonne.


Moving In Concert évite habilement ces écueils en développant une réflexion sur notre relation aux machines et à la vie. Dans la pièce, la technologie fait depuis le début partie du monde naturel car les lumières LED apparaissent dès le commencement du spectacle. Celles-ci sont en outre pleinement constitutives des mouvements des danseurs : la verticalité des bâtons lumineux, de concert avec le corps des interprètes, crée des figures et des formes en perpétuelle mutation. De même, la chute du charbon est à la fois un produit naturel et une métonymie pour le machinique. En d’autres termes, il n’y a pas d’au-delà de la technologie. Ceci vaut d’ailleurs pour toutes les formes de vie complexe sur Terre, car les animaux inventent des dispositifs, des techniques et des outils pour maximiser leur être ainsi que leurs chances de survie. Et cela est bien sûr particulièrement le cas des êtres humains, dont l’avantage sélectif distinctif est la capacité de fabriquer des objets et de les faire fonctionner. Par conséquent, rien n’est plus archaïque que notre avenir technologique : le devenir-machine est l’essence même de notre devenir-humain. Dans Moving in Concert comme dans l’histoire du vivant, vie et technologie ne peuvent être séparées. Il n’y a donc aucune raison de préférer l’une à l’autre : ce sont deux aspects de la même chose.

De même, nos vies sont toujours déjà collectives et il nous est impossible d’exister seuls : nous formons des superorganismes, des systèmes vivants complexes qui nous dépassent tout en nous constituant. Nous sommes plus grands que nous-mêmes et s’il existe dans ces êtres collectifs, machiniques une forme indéniable d’aliénation, il y a aussi une beauté et une souplesse que nous ne pourrons jamais atteindre individuellement. Par conséquent, grâce et étrangeté figurent avec la même force dans Moving in Concert : le mouvement des lumières et le corps des danseurs qui se lient et se délient invitent et séduisent, mais ils sont également inquiétants, car ils suggèrent la dissolution du soi dans une créature à la finalité mystérieuse. Le paysage sonore est paradoxal, composé de sons qui apaisent autant qu’ils dérangent. En particulier, le doux son de rivière qui traverse toute la pièce est fait de charbon coulant d’un tube, évoquant tout à la fois la quiétude, la mort, la technologie et le passage du temps. En somme, Moving in Concert est une œuvre d’une grande subtilité qui ne se repose jamais sur des idées reçues mais met en mouvement ensemble corps, pensée et machine, pour en montrer à la fois la beauté génératrice et la force aliénante.

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