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Photo du rédacteurCaroline Godart

Nature, obscur, jeu: notes sur la dramaturgie

Introduction Les pages qui suivent reprennent des réflexions développées au cours d’une année de recherche sur ma pratique dramaturgique à La Bellone. Celle-ci est relativement récente dans mon parcours, mais elle s’appuie sur le travail académique que je poursuis depuis près de deux décennies. En effet, mes années d’études et de recherche en littérature, cinéma et philosophie m’ont formée à aborder les textes (au sens large) théoriques et artistiques de manière à la fois analytique et intuitive, à développer ce que Bergson appellerait une relation de sympathie avec les œuvres en présence, ainsi qu’une forme de contemplation intérieure pour la nourrir. Le ton et l’angle que j’adopte ici sont assez différents de ceux que l’on trouve généralement dans les travaux sur la dramaturgie, qui ont tendance à faire preuve d’une plus grande sobriété, tant au niveau du style que des références théoriques. Je ne cherche pas ici à m’opposer à cette tradition critique : ce que je dis ici rappelle d’ailleurs en bien des points ce que décrivent d’autres textes. Mais l’orientation esthétique d’une pensée, la manière dont elle se tourne et se cambre dans le champ des affects, détermine autant ses puissances que son contenu. En d’autres termes, je pense que le vocabulaire habituel utilisé pour parler de dramaturgie détermine ses possibilités d’action ; il m’est ardu, voire impossible, de produire en termes de problèmes, d’ignorance et d’anxiété, une réflexion sur des aspects pourtant fondamentaux de ma propre pratique, comme l’étonnement, le jeu ou la contemplation. C’est pourquoi je cherche ici à composer un autre vocabulaire, fondé sur d’autres ressorts. Je vais parler de nature et de mitochondrie, d’obscur et de biosphère profonde, de singes farceurs, de grands mystiques et de sorcières new-age. La première partie, « Nature », s’interroge sur la création dramaturgique ; la deuxième, « Obscur », propose une réflexion sur la contemplation ; et la troisième, « Jeu », étudie la place de l’expérimentation dans ma propre pratique. Si ces trois aspects semblent parfois paradoxaux, c’est qu’ils reflètent une pratique forcément multiple et complexe. Je n’ai pas cherché à lui imposer une cohérence qui lui est étrangère, mais bien à donner à voir ses différents visages. Une note pour finir : plutôt que d’adopter la forme désormais usuelle de l’écriture inclusive et du point médian, j’ai choisi d’osciller entre le féminin et le masculin de manière aléatoire. Je me référerai donc aux dramaturges et artistes en employant à tour de rôle « elle » et « il ». Cette forme me semble plus élégante et elle met mieux en exergue l’absence des femmes dans nos imaginaires collectifs. Nature Au sein de chaque cellule d’animal, de plante, de champignon, différents éléments accomplissent une série de tâches : le noyau, qui est le cœur et la connaissance de soi (l’ADN), l’appareil de Golgi (le train des molécules), les vacuoles (systèmes de digestion et de plomberie microscopiques), etc. Et puis il y a les mitochondries, créatures à la généalogie insolite. Il y a deux milliards d’années, elles étaient encore bactéries, elles vivaient dans un autre royaume avec d’autres règles et d’autres buts : elles y étaient indépendantes et ne songeaient guère à s’allier avec d’autres pour construire des êtres immenses. Un jour, dans les mers chaudes des temps anciens, une de ces bactéries s’est faite incorporée (on dit « invaginée ») par une autre cellule, a survécu et est restée. Dans le doux cytoplasme, elle s’est vite rendue indispensable, prenant en charge la respiration de la cellule et sa production d’énergie, et sa présence rendit la cellule capable de s’adapter à un grand nombre d’environnements. Cette dernière, forte de cette étrangère en son sein, grâce à elle capable de métaboliser le sucre, se divisa et se divisa et se divisa, s’allia avec d’autres et ensemble elles créèrent toutes les formes de vie complexes que nous connaissons aujourd’hui, de la fougère à la grive, du loup à l’algue marine. Mais tout en vivant en symbiose avec elle, cette bactérie devenue mitochondrie ne s’est jamais totalement fondue dans la cellule. Surtout, elle a toujours farouchement gardé et transmis son propre ADN, différent de celui de la cellule dans laquelle elle vit.[1] La mitochondrie fait une dramaturge intéressante, ou peut-être est-ce l’inverse : à la fois intimement liée et étrangère à la création, elle est arrivée là où on ne l’attendait pas, s’est rendue utile et est restée. Elle n’est jamais assimilée à la cellule-œuvre : la dramaturge n’appartient vraiment ni aux artistes ni aux critiques ; plutôt, comme la mitochondrie, elle vit avec la cellule, mais tout en gardant son imaginaire esthétique et intellectuel. Autrement dit, il s’est noué entre la dramaturge et l’artiste une association intime et durable, à proprement parler « symbiotique », entre deux espèces restées hétérospécifiques. La mitochondrie-dramaturge est à la fois dedans et dehors, elle conserve ses propres ressources tout en se mettant au service de la cellule. Comme la mitochondrie, elle a aussi une autre généalogie, d’autres ancêtres, et d’autres formations. Le plus souvent, la dramaturge est issue non des conservatoires mais des universités : ses références sont premières sont ancrées non dans l’effervescence des images mais dans celle des idées. Et pourtant, son travail est intimement lié à la création artistique à laquelle elle participe activement. La mitochondrie nous propose une orientation au monde spécifique qui est cruciale pour comprendre la fonction dramaturgique. La symbiose permet de faire des choses jusque là impossibles, car elle crée non seulement des relations de dépendance mutuelle, mais aussi d’épanouissement réciproque dans lesquelles le « je », ses frontières, ses illusions et ses triomphes, deviennent troubles. La cellule accueille la mitochondrie, lui offre un milieu, mais celle-ci lui permet de respirer. Dès lors, la mitochondrie est à la fois la cellule (son appareil respiratoire et sa source d’énergie) et différente de la cellule (elle a son propre ADN). Cette relation en miroir et en altérité s’applique également à la cellule au regard de la mitochondrie. De la même manière, la dramaturge ne peut faire bien son travail que si elle est à la fois dans un certain oubli d’elle-même, au service de l’œuvre et des artistes, et en même temps nourrie d’un univers intellectuel et esthétique personnel, hétérogène, affiné au fil des ans. La symbiose souligne aussi que le mythe de l’artiste-génie isolé s’effondre avec la dramaturgie car cette dernière est toujours déjà une pratique collective. Où commence l’art et où se termine la dramaturgie ? Où se situe la limite entre la création et la réflexion sur l’œuvre ? La dramaturgie, du moins telle que je la pratique, ne vise pas seulement à poser des questions mais souvent aussi à proposer, à imaginer ensemble des devenirs possibles pour l’œuvre. Cette pratique dialogique, osmotique, poreuse met donc en péril la mythologie proprement occidentale et moderne d’un artiste (c’est forcément un homme[2]) qui s’accomplirait seul dans un élan visionnaire. Cette image de l’artiste voudrait aussi qu’il soit séparé du monde et des choses : il est marginal, non-conformiste, les autres ne peuvent le comprendre. La nature ne le concerne pas, il l’observe à l’occasion mais n’en fait pas partie. Il est au contraire l’humain qui accomplit au plus haut point sa destinée non-animale. Mais en réalité, l’artiste fait partie de la toile infinie d’interdépendance à laquelle participent tous les êtres (animaux, végétaux, bactériens, fongiques, protistes) et sa relation avec le dramaturge en est un rappel. Qui plus est, cette notion de l’artiste solitaire et génial repose sur une vision appauvrie de la Nature considérée comme passive, héritière malheureuse de l’ordre donné par Dieu à Adam de la dominer. Mais nombreux ont été les penseurs, et ce dès le XIXe siècle, à insister sur le caractère créateur de la nature. Darwin, Nietzsche et Bergson formulent tous trois, dans leurs domaines respectifs, une vision de la nature comme source de toute vie, et de la vie comme l’intrication créatrice de la matière et du temps.[3] Nul besoin de revenir sur le principe bien connu de la sélection naturelle, mais peut-être de rappeler que Darwin la met en tension avec la sélection sexuelle, cette force chaotique, mue par le seul désir, qui choisit et transmet les traits physiques que les animaux-amants auront préférés. Ceux-ci, tels les plumes fantasques du paon, mettent parfois en danger ceux qui les arborent et pourtant continuent à être choisis, génération après génération, par des femelles au goût sûr. La vie darwinienne, qui est un autre nom de la Nature, invente sans cesse, elle élabore sans repos des formes nouvelles, des modes de vie inédits, des êtres complexes, inimaginables, dans une profusion stupéfiante. Il n’y a jamais de pause dans l’évolution : la nature est un devenir qui transforme continuellement la matière. Les oiseaux du ciel inventent de nouveaux chants, les arbres produisent des feuilles toujours plus étranges, et nous humains, une infinité de langages, d’objets et d’histoires. La nature selon Nietzsche, et ce malgré ses critiques virulentes à l’encontre de Darwin, est similairement dynamique, créatrice, active, elle excelle et se transforme, elle est volonté de puissance, triomphante et intense. C’est toute la vie (et pas seulement humaine) qui est artistique pour Nietzsche en cherchant à être plus noble, plus altière, au-delà d’elle-même. Bergson quant à lui tord le cou à ce grand projet absurde et pourtant communément admis qui place l’Homme au sommet de l’évolution. Au contraire, Bergson montre que tout est contingence : la vie aurait tout aussi bien pu ne jamais émerger ou bien sous des formes toutes différentes, et on ne peut en rien anticiper ses formations à venir. L’univers entier ne connaît qu’un seul mode de fonctionnement, celui du devenir imprévisible, qui génère dans une surprise permanente le présent en actualisant les puissances encore inexploitées du passé. Ce détour philosophique nous permet d’évacuer une des questions, voire des angoisses, qui hante inutilement la dramaturgie : cette dernière est-elle ou non artistique ? Quelle est la différence entre une artiste et une dramaturge ? La dramaturge peut-elle se prétendre artiste ? Où situer la limite entre les deux fonctions ? Darwin, Bergson et Nietzsche répondent en chœur que c’est la question elle-même qui est mal posée, car tout dans la nature crée. Et quand l’artiste est à l’œuvre, elle n’est qu’une voix, qu’un chant de la nature créatrice, au même titre que la dramaturge, la fougère, la grive, le loup et l’algue marine. Obscur Barbara Sherwood Lollar, professeure de géologie à l’Université de Toronto, emprunte tous les jours dans sa camionnette une route étrange, labyrinthique et sous-terraine, percée dans la roche volcanique d’Ontario qui plonge à plus de 3000 mètres sous le sol. Elle y étudie les eaux anciennes qui se comptent en milliards d’années et sillonnent la croute terrestre. Ses recherches ont montré que la vie sur Terre n’est en rien limitée à la surface, mais grouille aussi dans ses tréfonds. La biosphère profonde est riche, variée, surprenante. Les bactéries qui la composent tirent leur énergie vitale non des rayons du soleil et de l’oxygène, comme presque tout ce qui vit sur la Terre (directement ou indirectement), mais en digérant des pierres, comme l’albâtre, la pierre d’Alun et le gypse, que l’ont trouve souvent près de l’eau. Les vies de ces êtres s’écoulent à des échelles géologiques qui ne se comptent pas en jours mais en millénaires, et si l’on pensait au début que les tréfonds ne renfermaient que des bactéries, l’on sait aujourd’hui qu’ils contiennent également plusieurs espèces de champignons et même des animaux. Les calculs suggèrent que la vie pourrait exister au moins jusqu’à 10.000 mètres dans la croute terrestre, bien plus profondément qu’un Mont Everest renversé. Ces recherches sont récentes et surprenantes, mais en réalité nous savons depuis toujours que la vie trouve son origine dans l’obscur. Comme le rappelle la romancière américaine Nancy Holder, « la plupart des être vivants commencent dans l’absence de lumière: la vigne est enracinée dans la terre; le faon prend forme dans le ventre de la biche » (traduction, 8). Le noir est fécond, fertile et nourricier. Sans lui, rien de ce que nous considérons être notre monde n’existerait : il est la condition de toute vie animale et végétale : pas d’oiseau sans œuf, pas de mammifère sans matrice, et pour l’immense majorité des plantes, pas de photosynthèse sans nuit régénératrice, ni de racines sans terre. Toutefois nous l’oublions. D’ailleurs les recherches sur la biosphère profonde sont récentes car nous nous sommes d’abord tournés vers les astres ; nous en savons aujourd’hui plus sur eux et les planètes qui nous entourent que sur nos propres fonds océaniques. L’Occident est, depuis Platon, obsédé par la lumière. Ce dernier fait des ténèbres un lieu sans âme dont il s’agirait de se dépêtrer au plus vite pour rejoindre les rivages sûrs de la clarté, autre nom de ce qui est vrai et objectif. En effet, plongés dans le noir de la caverne, nous ne pouvons avoir accès à l’essence la plus pure, la plus réelle du monde. Platon fait de nous des insectes irrésistiblement attirés par la flamme : on dit « voir la lumière », « mettre au clair », « une illumination », et avec méchanceté, « ce n’est pas une lumière ». Cette toile métaphorique puissante touche aussi la dramaturgie, dont la fonction principale, on le dit souvent, est d’aider l’artiste à y voir clair. À coup de questions, de tatonnements, d’analyses, on attend de la dramaturge qu’elle dégage l’invisible dans le visible, qu’elle jette la lumière et rende le monde de l’œuvre accessible au langage et à la connaissance. Mais cette métaphore, tellement présente qu’elle nous en est devenue invisible, est en réalité problématique. Luce Irigaray suggère que Platon, en faisant de la lumière le lieu d’origine de la pensée et de la métaphysique, agit comme si la philosophie se générait elle-même sans avoir à en passer par les corps. Ce faisant, il dissimule la véritable origine du philosophe, qui, comme celle de tous les mammifères, est en réalité maternelle. Tout se passe comme si les esprits se généraient eux-mêmes et vivaient désincarnés dans une lumière aveuglante qui cacherait à la fois leur corporéalité et la réelle condition de leur existence. La caverne, qui s’apparente à une matrice, est dévaluée au profit de la lumière. Et le maternel écarté, c’est la différence sexuelle toute entière qui est rendue invisible dans la philosophie occidentale. Mais que serait, par exemple, une métaphysique qui se nourrirait non de visible (phallique), mais d’obscur (utérin) ? Qui arpenterait la caverne avec curiosité et intérêt ? Au moins la moitié du monde reste à être inventé, et Irigaray propose une formidable archéologie de cette absence du féminin et de la différence dans la philosophie.[4] Comme on l’a dit, il est souvent attendu de la dramaturge qu’elle « mette en lumière » des aspects de l’œuvre, qu’elle explique les ressorts d’une proposition et en dégage le sens. Il ne s’agit pas ici de nier l’importance de cet aspect du travail, mais bien de relever que cette démarche s’inscrit dans la préférence historique de la pensée et de l’art occidentaux pour la clarté. Mais comme la philosophie, comme les animaux, les plantes et les mondes, l’art trouve sa source dans l’obscur—le travail de la dramaturge est donc voué à l’échec s’il ne s’intéresse qu’au visible de l’œuvre. Pour le dire à la fois avec sérieux et malice : Quelles sont les puissances utérines de la dramaturgie ? Comment, en tant que dramaturge, se mettre au diapason des forces sombres de l’œuvre ? Comment aider à la conception de la matière et des formes ? Pour nous aider, un poète, une magicienne et un sage. Federico Garcia Lorca, dans son extraordinaire « Théorie et jeu du duende », fait de l’obscur la condition essentielle de l’art. Il y délaisse l’adoration chrétienne de la lumière et les préférences élitistes du « bon » goût pour rendre hommage au duende, la mélancolie déchirante, sublime des artistes gitanes et du flamenco, le sombre qui nourrit toute sincérité, toute profondeur de la création, ce « pouvoir mystérieux que tous perçoivent et que nul philosophe n’explique ». Il y parle de douleur et de mort, des ombres, du présent absolu, du crépuscule, de la tempête, du déchirement, de la solitude et des sons noirs. Il y a une véritable spiritualité, une mystique de la création dans le texte de Lorca, et c’est pour cela qu’il peut invoquer sans incongruité le duende de Sainte Thérèse d’Avila ou d’un interprète de Bach. Certes, le duende est espagnol, et surtout andalou, mais c’est avant tout une manière d’évoquer l’émotion authentique, mise-à-nu, déchargée des artifices de la technique ou du savoir, à l’épreuve de la finitude et de la souffrance. Lorca rappelle le caractère essentiel d’une certaine qualité d’intention dans ce qui nourrit une démarche artistique et il nous dit que cette intention pour être juste et forte doit nécessairement être traversée de forces nocturnes. On pourrait dire en le suivant que même une pièce post-moderne, ironique, intelligente qui s’intéresse à l’artificielle superficialité du monde ne peut se passer d’un élan artistique profond si elle aspire à une réelle efficacité, c’est-à-dire si elle veut déployer des moyens qui toucheront son public avec intensité. Et c’est dans l’obscur, dans le sombre originel, à la fois terrifiant et nourricier, que se fonde toute fécondité, qu’elle soit artistique ou biologique. C’est cette double nature de l’obscur, à la fois condition de la fertilité du monde et territoire fantasmagorique de l’effroi, qui intéresse Starhawk, la célèbre philosophe-sorcière californienne. Si son nom et sa pratique, empruntes d’une esthétique peut-être surannée, pourraient suggérer une pensée appauvrie, c’est en réalité une intellectuelle à la fois subtile et incisive, proche d’Isabelle Stengers, que l’on serait bien sot de négliger. Dans son livre Dreaming the Dark, elle nous enjoint à nous mettre en résonnance avec les forces sombres en nous, comme la peur, la colère, l’éphémère, la mort et l’inconnu, même si elles semblent terrifiantes, car ces forces sont justement celles qui nous détruiront si nous les tenons à distance. Starhawk montre que ce n’est qu’en tissant avec elles des liens forts que nous pourrons régénérer notre rapport à la nature et aux autres. Faisant écho à la critique d’Irigaray de l’obsession de la lumière dans la société occidentale, elle montre que ce refoulement de l’obscur est allé de pair historiquement avec la suppression de la puissance des femmes et l’exploitation éhontée des ressources de la nature. Mais Starhawk nous demande d’aller plus loin que la simple critique et de recréer l’obscur, d’en former une nouvelle image, de l’ouvrir au-delà de ce qui nous effraie. Car l’obscur ce sont aussi les corps haletant dans la nuit, la matrice et la terre fertile, le devenir toujours imprévisible du monde, les rivages sombres de l’imagination poétique. Il y a donc une puissance de l’obscur—c’est la force de la graine, stupéfiante, qui devient feuille, tronc, arbre ; du corps qui grandit ; de l’artiste en création et de l’activiste en lutte. Cette force est différente de celles qui nous sont imposées par le pouvoir politique, économique ou religieux car elles trouvent leur origine à l’intérieur des êtres ; il ne s’agit donc pas d’un pouvoir qui impose, qui anéantit, mais d’une puissance qui rend possible. Et c’est cette puissance immanente, ce pouvoir sombre et fertile en chacune, que Starhawk nous enjoint à générer et cultiver. L’obscur c’est ce que nous ne pouvons pas maitriser, que nous ne pouvons pas voir, ce qui nous terrifie car nous savons, en nos cœurs, que c’est lui qui nous meut. Face à lui, nos décisions, nos fermes résolutions font parfois (ou souvent) figure de gesticulations puériles. Le seul moyen de changer éventuellement le cours du fleuve sombre est de s’y plonger, d’en faire l’épreuve, de quitter la peur pour regarder la mort, la fragilité, le désir, sans les craindre. Cette orientation est selon moi essentielle pour le travail dramaturgique, et elle nourrit ma pratique et ma vie. C’est pourquoi je cherche le plus possible à affirmer ce qui en moi veut germer, s’effraie, jubile, naît et meurt. La dramaturge doit à mon sens tâcher de s’ouvrir à ces forces en son sein ; c’est à ce prix qu’elle pourra réellement accompagner le travail créatif d’une autre en lui offrant un espace d’expérimentation ouvert et solide. Pour donner un exemple concret, il arrive que l’on soit confronté, lors d’une création, à des endroits de blocage et qu’il soit nécessaire d’amener une artiste à sonder son obscur. Parfois, l’artiste ne sait pas comment poursuivre le travail ; d’autres fois, on sent que l’œuvre ne rentre pas dans sa vérité, que quelque chose d’indéfinissable ne s’accomplit pas. Quand le travail se fourvoie, on peut se demander ce qui génère cette raideur et éventuellement amener l’artiste à examiner ses propres forces nocturnes, car c’est là que résident souvent les points de friction et de vulnérabilité de l’œuvre. En pratique, il m’est arrivé de demander, « Que cherches-tu à fuir ? ». Je n’attends pas de réponse—la dramaturge n’est pas thérapeute. Ce que je veux, c’est plutôt amener l’artiste à s’ouvrir en elle à ces forces sombres et à libérer un espace étouffé. Comme le dit Guy Cools, « If you have a voice as a dramaturge, it is in the way you question things and help the artists to find their own answers » (122). Cette remarque pose la question de la personnalité dramaturgique : quel volume, quelle présence, quel degré d’action pour la dramaturge ? Et en quoi le sombre peut-il nous être utile pour y réfléchir ? Si l’obscur est le grand refoulé de la tradition chrétienne et néo-platonicienne, il y a eu, à l’autre bout de la Terre, d’autres horizons philosophiques. Le taoïsme, qui naît en Chine il y a environ 2400 ans, mais dont les racines sont plus anciennes encore de plusieurs millénaires, met l’obscur au cœur de sa cosmologie et ouvre des possibles radicalement différents pour la pensée et la pratique. Il est difficile de parler du Tao : son livre fondateur, le Tao te ching, nous avertit dès ses premières lignes qu’on ne peut vraiment le définir : Le Tao qui peut être nommé n’est pas le Tao éternel, Le nom qui peut être nommé n’est pas le nom éternel. Le texte nous suggère que cet indicible est à la fois la source du monde, son rythme et sa substance. Il est aussi la voie, et la pratique taoïste vise à se fondre dans le courant de l’univers pour devenir une avec lui. En tant qu’origine, il est dit du Tao qu’il est « l’Obscurité de l’Obscur » et « la Grande Mère, »[1], c’est la longue nuit fertile du monde à laquelle il nous constamment revenir pour être en harmonie avec nous-mêmes et ce qui nous entoure. Rien ne peut vivre dans sa justesse qui ne soit généré, retrouvé, irrigué par ce sombre primordial et éternellement actif. La maître taoïste recherche le ‘wei wu wei’, « l’action sans action », une éthique qui a pour modèle la rivière et dont le moyen et le but sont non la confrontation et le changement radical, mais une mise-en-résonnance avec le rythme de l’univers afin d’agir sans en perturber l’harmonie. On opère sans effort en mettant sa volonté en phase avec celle de la nature universelle. Je ne veux pas ici débattre des vertus ou défauts du Tao comme éthique globale et encore le réduire à des considérations qui pourraient sembler triviales : ses enseignements, pour être réellement compris, c’est-à-dire réellement vécus, exigent des décennies de pratique. Mais Lao Tseu nous propose une réflexion qui touche tous les aspects de la vie et qui à ce titre vaut la peine d’être étudiée et prise au sérieux dans le contexte de la dramaturgie. Non par douteux tourisme sprirituel, mais parce que le Tao te ching constitue une source unique, remarquable, pour le travail de l’obscur. Cette réflexion, et la manière dont elle nourrit mon approche de la dramaturgie, s’appuie sur ma propre pratique de la méditation dans la tradition du Chan, le bouddhisme chinois (devenu le Zen au Japon), qui est tout entier emprunt de pensée taoïste.[5] Mon intérêt pour le Tao n’est donc pas seulement intellectuel; plutôt, il constitue un des courants philosophiques principaux qui irriguent ma vie. Avant de poursuivre, je voudrais noter que je ne cherche ici pas à convaincre mais à partager ma pratique dramaturgique ; si la lectrice y trouve de quoi nourrir la sienne, je m’en réjouirai. Le principe du wei wu wei, de l’action sans action, si on le place dans le cadre d’une création, invite la dramaturge à se comporter comme une sage à laquelle on demanderait conseil : sa réaction ne serait pas de donner des réponses ou des moyens d’atteindre un but, mais d’amener celui qui est en face d’elle à se retrouver dans sa propre justesse pour libérer les forces vives qui sont en lui. De plus, le dessein de la dramaturge est non seulement de se concentrer sur l’écoute d’une personne (l’artiste), mais aussi de se mettre au diapason de l’œuvre elle-même. Comme le taoïste, elle observe un monde en train de se former ; les puissances mystérieuses qui meuvent la création artistique sont aussi obscures (et pour les taoïstes sont les mêmes) que celles décrites dans le Tao te ching. Il est selon moi erroné de voir l’artiste comme celle qui créerait de toutes pièces une proposition et en demeurerait maîtresse du début à la fin. L’œuvre, si elle est bien entendu dépendante de sa créatrice, a aussi une vie propre : elle est composée, comme tout ce qui est, de forces invisibles qui germent dans l’obscur, produisent l’artiste et son environnement tout entier, et la dépassent donc forcément. Ce sont ces forces, c’est cette nature, que la dramaturge doit chercher à épouser. Une telle vision, je m’en rends bien compte, est indéfendable si l’on s’appuie sur une approche positiviste de la création qui voudrait placer la conception de l’œuvre dans un lieu unique : un ou plusieurs cerveaux reliés à des mains qui signeront plus tard le travail de noms précis et (faut-il le rappeler) patrilinéaires. Mais le positivisme, qui nous dit que seuls les phénomènes empiriques ont de la valeur, est le faîte de l’obsession platonicienne de la lumière et du visible. Et s’il est extrêmement utile dans certains domaines, techniques ou anti-dogmatiques par exemple, il a un effet dépérissant dans d’autres. Le rôle avoué (avouable) de la dramaturge est bien entendu d’écouter l’artiste, de se faire caisse de résonnance de ses interrogations afin d’en générer d’autres, mais dans mon expérience, il ne se limite pas à cette fonction. Pour poser les bonnes questions, celles qui permettront à l’artiste d’ouvrir le champ des possibles de l’œuvre et de s’extirper d’éventuels clichés, il faut se mettre au diapason des forces nocturnes de la création, et pour ce faire, la dramaturgie doit s’appuyer sur une contemplation de l’œuvre en croissance. Il s’agit de l’observer muettement se développer, sans la dévoyer ; de converger avec son devenir pour en pressentir les puissances. Cette approche permet aussi de dissocier l’artiste du travail et de ne pas se laisser distraire par les éventuelles tensions dans l’équipe. Un des rôles de la dramaturge est de soutenir les artistes dans leur souplesse créative, d’être la force sur le plateau qui maintient ouvertes les portes menant à d’autres possibles de l’œuvre. La contemplation dont je parle ici ne génère pas de connaissance : pour reprendre la formule de Bojana Cvejic, la dramaturge est ignorante, tout autant que l’artiste, face à l’imprévisible de l’œuvre en devenir (Cvejic). Je ne veux donc pas suggérer que la dramaturge en sait plus sur l’œuvre que l’artiste, qu’elle détient la clé des questions qu’elle pose ou qu’elle peut s’assurer de la compréhension du public. Toutes ces choses sont impossibles, et elles ne sont pas non plus souhaitables : la portée émancipatrice d’une œuvre, comme le montre Jacques Rancière, repose sur l’égale intelligence et ignorance des créateurs et de leur public. La contemplation, cette plongée dans l’obscur dont vient l’œuvre et qui ne cesse de la nourrir, ne mène pas à un savoir mais à une disposition, à une ouverture et une patience. Examinons quelques passages du texte. Lao Tseu nous invite à ne pas juger, car le jugement, dans son égoïsme et son empressement, nous empêche de rencontrer les choses dans leur vérité. Notre perception est toujours limitée (Bergson dira qu’elle ne vise que les choses qui nous sont utiles), c’est pourquoi il est crucial de dépasser ce qui est immédiatement visible pour appréhender le mystère caché : Libérée du désir, vous réalisez le mystère. Prise dans le désir, vous ne voyez que les manifestations. Mais mystère et manifestations Naissent de la même source. Cette source s’appelle l’Obscur. L’Obscur replié en lui-même. La porte de toute compréhension. (1) Un danger guette toujours la dramaturge qui consiste à voir dans l’œuvre non un élan qui y est réellement, mais ce qui dans son propre goût prédomine : elle risque alors de percevoir des ressorts qui ne s’y trouvent pas, ou bien espérer (peut-être sans s’en rendre compte) voir évoluer le travail dans une direction qui n’est ni la sienne, ni celle de l’artiste. Il est crucial de s’émanciper de ce désir pour épouser l’obscur dont émergent l’œuvre et les forces intangibles qui l’animent. Il faut se mettre au service de l’oeuvre et dans son courant plutôt que de chercher à satisfaire sa propre vanité, celle de l’artiste ou d’une institution. Cette pratique lente, contemplative permet aussi à l’ego de s’effacer pour que puisse émerger la vérité du travail :

As-tu la patience d’attendre Que la boue descende et que l’eau soit claire ? Peux-tu rester sans bouger Jusqu’à ce que l’action juste s’élève d’elle-même ? (15) Ce que propose ici Lao Tseu est différent de la modestie qu’évoquent parfois les écrits sur la dramaturgie.[6] Il ne s’agit pas de minimiser son ego (au sens freudien d’un je pris en étau entre narcissisme, raison et retour du refoulé) pour que puisse s’épanouir celui d’une autre, mais bien plus radicalement de se défaire entièrement de la notion d’ego pour que puisse vivre l’œuvre. Il ne faut pas y voir un effacement mélancolique, une mort de la singularité et de la vivacité ou une forme d’abnégation. C’est au contraire un moyen pour que la vie devienne réellement vivante. Selon le taoïsme et le bouddhisme, le moi est une illusion, un mirage auquel nous nous identifions mais qui est en réalité entièrement constitué d’éléments étrangers : il y a bien sûr la culture qui forme notre esprit; notre corps, fait tout entier du bagage génétique de nos parents; notre langue et nos connaissances, héritées de tous ceux qui nous précèdent; l’air que nous respirons, qui nous est donné par les plantes; notre nourriture, que nous devons à une multitude d’autres créatures; nos cellules, faites d’êtres plus infimes encore, eux-mêmes descendants d’étoiles. Rien donc dans notre vie qui ne nous appartienne en propre. Il ne s’agit pas de modestie, et encore moins d’un complexe d’infériorité, mais plutôt à la fois d’une humilité ontologique et d’un devenir-aquatique, d’une sorte de vide joyeux qui dans une pratique dramaturgique permet de se laisser traverser une proposition; pas un trait de caractère donc mais bien une contemplation; ni une passivité ni une activité, mais un au-delà du dualisme; une puissance qui se nourrit elle-même au lieu de s’extérioriser; un flux intérieur, fort et vivant, qui permet un regard généreux, et paradoxalement un ancrage en soi, dans sa solidité et sa douceur. À la fois un devenir-torrent et un devenir-roc. Dans cet au-delà du mien, de la modestie et de l’arrogance, se forme l’espace nécessaire à l’ouverture dramaturgique. Et au jeu. Jeu Les singes, auxquels je vouais enfant une profonde fascination, me sont toujours apparus comme des versions plus intéressantes des êtres humains; ils forment un devenir primate différent du nôtre, infiniment plus varié et surprenant, plus spontané et plus proche, bien sûr, des autres animaux. Tout en restant ancrés dans la savane, les babouins développent des cultures propres à leur tribu, dans le sens de codes de conduite spécifiques, c’est-à-dire d’un éthos social. Les chimpanzés peuvent apprendre notre langage, rient en jouant, se servent de différents outils et ils ont une meilleure mémoire à court terme que les humains. Les bonobos forment des sociétés pacifiques et matriarcales, leur sexualité est créative, polymorphe, et ils l’utilisent pour résoudre leurs conflits. Ils vivent dans des nids qu’ils construisent dans les arbres. La nature double des singes, qui sont à la fois comme nous et profondément autres, est intéressante pour penser la réflexion dramaturgique. En effet, les singes nous rappellent à un aspect crucial de notre nature profonde, souvent oublié en ces temps de productivité obsessionnelle : le goût du jeu. Si, comme je l’ai montré dans le chapitre précédent, la contemplation est le fondement de ma pratique dramaturgique, celle-ci forme aussi un espace d’expérimentation espiègle. Il s’agit, comme le suggère Bojana Cvejic, de créer avec l’artiste un problème, c’est-à-dire de développer une approche qui permette à l’œuvre de dévier des opérations usuelles de l’esprit et de la matière, et ce problème forme le cadeau fait aux spectateurs (Cvejic). Pour emmener l’œuvre dans cet autre champ, pour la protéger des clichés qui tuent toute idée et toute nouveauté, une pensée soutenue est indispensable : c’est là le travail à proprement parler intellectuel de la dramaturgie. Toutefois, dans mon expérience, elle ne peut se suffire à elle-même. Il faut le jeu. Souvent, un échange animé, voire amusé avec l’artiste permet à la créativité de fuser et à des formes réellement nouvelles d’apparaître. Comme des chimpanzés farceurs, artiste et dramaturge passent d’une chose à l’autre sans logique apparente, des idées qui pourraient paraître absurdes sont lancées, l’esprit affûté et joyeux est en mouvement. Dans cet espace de liberté que seule permet la légèreté, des idées peuvent germer et se matérialiser en des formes qu’on n’aurait pu anticiper. C’est là un des devenirs-singes de la dramaturgie. On en trouve en un autre, tout aussi important, dans la forme-même que prend la pensée dramaturgique. Repenchons-nous sur le travail de Bergson : ce dernier nous émancipe du carcan positiviste en montrant que notre pensée recèle plus de puissances en son sein que les seules connections logiques qu’effectue intelligence. Et pour la comprendre, nous devons plonger dans ses racines animales. Les animaux,[7] nous dit Bergson, possèdent deux modes de connaissance, l’instinct et l’intelligence.[8] Cette dernière vise la matière inerte, qu’elle aborde du dehors : son but premier est de fabriquer des objets artificiels, des outils et pour ce faire elle établit des rapports. C’est l’intelligence qui nous permet d’analyser des faits et de les mettre en lien les uns avec les autres. Chez les insectes, c’est elle qui choisit où, quand et avec quoi construire le nid. Chez les humains, elle s’accomplit par le langage. Toutefois, l’intelligence est très limitée. Par exemple, le langage, pour utile qu’il soit, fige le devenir de la vie—il est impossible de parler du présent car à peine a-t-on appelé le concept à l’esprit que déjà il a fui. Bergson ajoute, avec un soupçon de malice, que l’intelligence est incapable de réelle nouveauté car son domaine est celui de la causalité, du calculable et du prévisible (164-65); elle ne s’intéresse qu’à ce qui est utile. Elle est caractérisée, nous dit-il, « par une incompréhension naturelle de la vie » (166). La puissance qui peut comprendre la vie, c’est l’instinct. C’est lui qui permet à une guêpe nommée le sphex de savoir exactement où piquer une chenille, en pas moins de neuf endroits, pour la paralyser sans la tuer. De même, tout se passe comme si l’oestre du cheval savait que sa larve devait se développer dans le tube digestif du cheval, et qu’en la déposant sur l’épaule de ce dernier, elle serait léchée et ingérée. L’instinct sait comment fonctionne la vie de l’intérieur, et Bergson suggère que c’est par « sympathie », par une compréhension mue non par l’observation mais par une résonnance, une adéquation sans faille au rythme de l’autre,e] que le sphex est renseigné du dedans sur la vulnérabilité de la chenille. Instinct et intelligence ont donc des talents de sortes différentes : l’un vise l’intérieur de l’être, l’autre son dehors ; l’un se penche sur le vivant et l’autre sur la matière. Bergson résume ainsi leurs différences : « Il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait ; mais il ne les cherchera jamais » (152, italiques dans le texte). Ceci vaut pour les animaux, car si l’instinct vivote dans les marges de l’humain, il n’y est guère prédominant. Mais il y a autre chose en nous, une forme d’instinct qui ne chercherait plus à survivre, manger ou se reproduire, mais qui serait devenu « désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l’élargir indéfiniment » (178). Cet autre instinct, que Bergson nomme « intuition », est un de ses concepts les plus fondamentaux, et c’est dans l’art qu’il va chercher la preuve de son existence. L’artiste, nous dit-il, agit comme l’animal, par un effort de sympathie qui lui fait voir plus loin que les observations partiales de l’intelligence. L’intelligence, s’appuyant sur la perception, va analyser, c’est-à-dire voir des traits séparés qu’elle liera entre eux de manière toujours réductrice, puisqu’elle ne cherche pas à comprendre profondément mais à agir. L’artiste par contre, nous dit Bergson, cherchera à ressaisir « l’intention de la vie » (178) en utilisant la sympathie pour se replacer à l’intérieur de l’objet ou du modèle qu’il cherche à représenter ou exprimer. Bergson considère l’intuition comme la plus haute des facultés mentales humaines : il dira plus tard qu’elle est est la méthode la plus adaptée à la recherche philosophique, et que la science ne peut guère s’en passer non plus car elle se fourvoie si elle ne s’appuie que sur l’intelligence. Bien sûr, les pratiques artistiques courantes en 1907, quand Bergson écrit ces lignes, sont bien différentes de la danse et du théâtre contemporains. Les grandes révolutions esthétiques du XXe siècle n’ont pas encore eu lieu, et l’art n’est pas ou peu nourri de recherche conceptuelle, du moins pas de manière manifeste. Aujourd’hui, les pratiques artistiques, surtout dans les arts visuels et scéniques, sont souvent façonnées non seulement par l’intuition, mais aussi par l’intelligence : beaucoup d’artistes élaborent des formes et les pensent, dans le sens d’une mise-en-relation de leurs œuvres avec des concepts politiques et esthétiques. Toutefois, je pense que la proposition de Bergson de voir l’art comme une pratique essentiellement intuitive demeure fondée chez une grande majorité d’artistes. Si les pratiques artistiques sont fluides et participent de manière changeante de l’intuition et de l’intelligence, une fonction s’inscrit résolument et inhéremment dans ces deux champs, et c’est celle de la dramaturgie. Comme l’agile gibbon, le rôle-même du dramaturge est de passer sans cesse d’un mode à l’autre. L’art dramaturgique se situe pour moi dans cette aptitude à ressentir et à penser conjointement, à nourrir sans cesse son intuition de réflexions et vice versa. C’est un art, mais c’est aussi (surtout peut-être) un jeu, passionnant, toujours nouveau. Un jeu qui consiste à danser sur deux tableaux, à faire vivre en soi et pour l’autre deux modes d’appréhension du monde. D’une part, il faut plonger au cœur de l’œuvre et de l’intention artistique, ressentir en soi ce qui cherche à exister et contribuer à créer les conditions propices à son épanouissement. Et d’autre part, il faut mettre en relation l’œuvre naissante avec d’autres qui l’ont précédée, et avec le champ de la pensée qui lui est forcément étranger, car régi par d’autres impératifs (souvent non esthétiques mais logiques). Un double exercice ludique et jubilatoire pour la singe-dramaturge. La dramaturgie est donc une pratique de la souplesse et de la liberté. La dramaturge doit sans cesse nourrir son intuition d’intelligence et ouvrir son analyse à ce qui en elle se dessine de l’œuvre. Ce jeu d’équilibre ne peut réellement s’accomplir que si l’on sort de son univers esthétique, intellectuel et politique pour recevoir ce qui est en train de se former. Il faut parler plusieurs langages esthétiques, affirmer plusieurs manières de voir la politique et l’art, et comprendre des perspectives parfois si dissemblables qu’elles peuvent sembler perdre leur cohérence. Il faut pouvoir sortir de soi tout en restant fidèle à son discernement. Mais peut-être cette métaphore d’ouverture au monde, pourtant si souvent invoquée, nous fourvoie-t-elle. Bergson, par l’intuition, nous invite à rentrer en nous-même pour comprendre un objet extérieur. Et de fait, nos univers intérieurs sont toujours bien plus vastes que ce que nous croyons en savoir : combien de fois n’avons-nous pas été surpris de voir notre opinion sur l’un ou l’autre sujet se transformer, parfois radicalement, au cours de notre vie ? Nos goûts n’ont-ils pas changé depuis nos enfances faites de sucre fluorescent et de plastique ? C’est que nous sommes infiniment multiples, et si on s’éloigne du dualisme, comme nous y enjoint le Tao, on voit que chaque chose contient son contraire : le court n’existe que parce que le long existe également, et la même chose peut être dite de l’aube et du crépuscule, du laid et du beau, de la gauche et de la droite, etc. Ce que nous croyons scindé est en réalité intimement lié ; les choses et les êtres ne peuvent exister que parce que les autres sont également présents. Tout est en tout. Donc lorsque l’on dit d’un dramaturge qu’il s’ouvre à l’œuvre, c’est en réalité un chemin intérieur qu’il parcourt, un dépassement des certitudes que l’intelligence avait balisées pour permettre l’action rapide. Afin d’aller au-delà des raccourcis intellectuels et esthétiques, donc de la bêtise et du snobisme, il est nécessaire de s’ouvrir à l’autre non pas en-dehors (ce qui ne veut rien dire), mais en soi. Il faut se mettre au diapason de nos devenirs-extravagants, puériles, populaires, élitistes, savants, idiots, laids, gracieux afin de créer l’espace nécessaire pour que puisse se développer ce qui dans une œuvre veut vivre. Pour cela, afin que vive réellement l’altérité en nous, il nous faut embrasser notre devenir-singe, cellule, mitochondrie, atome. Et constater au final que notre ‘moi’ n’est en réalité qu’une congrégation mystérieuse et toujours mouvante d’éléments étrangers. Si cette pluralité constitue la dramaturge (et bien sûr les artistes), c’est aussi le cas de l’œuvre, faite de différents langages, d’élans et de vitesses. Guy Cools évoque Mikhail Bakhtine (114) qui, prenant pour exemple Dostoievski, définit le roman comme un genre dialogique, c’est-à-dire formé d’une multiplicité de formes langagières et de perspectives, pétri d’ironie, de parodie et de doubles-sens. La vérité dans ce contexte n’existe plus ; elle devient un terrain de négociation et de débat. Le théâtre et la danse contemporaines sont également composés d’une variété de langages, quoique souvent d’une autre manière : le texte, s’il est là, est nourri de registres différents, et chaque pièce de danse est irriguée par tous les mouvements qui l’ont précédée. La fonction dialogique agit aussi dans la conception-même de l’œuvre, qui est forcément collective même si une seule personne en signe la mise-en-scène ou la chorégraphie—celle-ci aura été nourrie par le travail d’autres, et aura très probablement besoin de l’aide de collaborateurs techniques. Cools nous rappelle d’ailleurs que la dramaturgie est avant tout un art du dialogue et de l’écoute profonde (113-23). Ce dialogue, on le voit, ne concerne pas seulement la dramaturge et l’artiste. Elle dépasse aussi l’observation d’Andre Lepecki, qui fait de la dramaturgie un acte de traduction, surtout en danse, où la dramaturge peut être appelée à donner à comprendre aux danseurs ce que veut dire la chorégraphe, mais aussi aux danseurs entre eux, à la chorégraphe elle-même, et à toutes les autres collaboratrices (cité dans Georgelou et al, 100). Plutôt, la dramaturgie est un art du dialogue qui fait coexister de multiples dimensions et de multiples mondes : les différents registres discursifs qui forment l’œuvre tout autant que les conversations entre régie et plateau ; le tranchant du regard analytique et la fluidité de l’intuition ; l’effervescence joyeuse des idées qui fusent et la tranquille contemplation de celles qui croissent. C’est en cela qu’elle est un jeu, un jeu dont la règle est d’aller sans cesse de l’un à l’autre avec légèreté et concentration, générosité et simiesque espièglerie, pour maintenir ouvert ce qui doit l’être afin que l’œuvre s’épanouisse. Il est un dernier espace dialogique, crucial et élusif à la fois, que doit garder en tête la dramaturge—le spectateur. L’écueil est, nous dit Rancière, de vouloir l’éduquer, de vouloir lui faire rentrer dans l’esprit un message bien senti qui l’extirperait de son abrutissement pour lui faire rejoindre les clairs rivages de l’intelligence. La fonction de la dramaturge dans un tel scénario serait d’illuminer, de rendre visible le message, et donc de se mettre, une fois de plus, du côté de la lumière et en opposition avec l’obscur. Rancière nous enjoint à nous méfier de cette tentation pédagogique. En réalité, aucune importance si les spectateurs ne comprennent pas ce que l’artiste a voulu dire. La plupart du temps, ils ne le perçoivent pas. Ils composent, comme le dit Rancière, « leur propre poème » (19). Tout ce qui compte ou presque, c’est l’efficacité dramaturgique, affective d’une œuvre. Un texte, une pièce dépassent toujours ce qu’a voulu exprimer l’artiste qui les a produites, parce que les forces inconscientes qui l’animent lui échappent forcément et parce que l’œuvre elle-même permet une multitudes de lectures possibles que son auteure n’aurait pu anticiper. Les interprétations sont radicalement ouvertes. Seul règne le jeu.


Ouvrages cités

Battersby, Christine. Gender and Genius : Toward a Feminist Aesthetics. Indiana University

Press, 1989.

Bergson, Henri. L’évolution créatrice. Presses universitaires de France, 2013.

Cools, Guy. In-Between Dance Cultures : On the Migratory Artistic Identity of Sidi Larbi

Cherkaoui and Akram Khan. Valiz, 2015.

Cvejic, Bojana. « The Ignorant Dramaturg ». maska, vol. 16 no. 131-132 (été 2010), pages 40-

53.

Garcia Lorca, Gabriel. Théorie et jeu du duende. Traduit par Line Anselem, Éditions Allia,

2008.

Georgelou, Konstantina, ‎Efrosini Protopapa et ‎Danae Theodoridou. The Practice of

Dramaturgy : Working on Actions in Performance. Valiz, 2017.

Grosz, Elizabeth. The Nick of Time. Duke University Press, 2004.

Holder, Nancy. The Rose Bride. Simon and Schuster, 2007.

Irigaray, Luce. Speculum, De l’autre femme. Éditions de Minuit, 1974.

Lao Tzu. Tao Te Ching. Traduit par Stephen Mitchell, Golden Classics, 2015.

Rancière, Jacques. Le spectateur émancipé. La Fabrique, 2009.

Starhawk. Rêver l’obscur. Traduit par Morbic, Éditions Cambourakis, 2019.

Van Kerkhoven, Marianne. « Looking without a Pencil in the Hand ». Sarma,

http://sarma.be/docs/2858. Vu le 15 avril 2019. Source : Theaterschrift, 1994.

Vasseleu, Cathryn. Textures of Light. Warwick University Press, 1998.

[1] C’est à Lynn Margulis que nous devons cette compréhension de l’histoire des mitochondries. En 1966, à 28 ans, elle écrit un article à ce sujet qui est rejeté par une bonne quinzaine de revues scientifiques. Comment pourrait-on croire que ces organites étaient à l’origine des bactéries qui d’une manière ou d’une autre seraient rentrées dans les cellules et s’y seraient faites un nid tellement tenace qu’elles seraient toujours là ? Mais elle est plus intelligente que tous ces idiots empilés et n’en démord pas. En 1978, sa théorie est démontrée en laboratoire. [2] L’hostilité envers les femmes artistes n’a fait que croître à partir du moment où l’art a commencé à se détacher de l’artisanat à la fin du Moyen-Âge (Battersby). [3] Cette réflexion sur Darwin, Nietzsche et Bergson se nourrit du remarquable livre d’Elizabeth Grosz, The Nick of Time. [4] Irigaray fait une critique brillante de la caverne platonicienne dans le chapitre L’ύστέρα de Platon de son livre Speculum, de l’autre femme, et Cathryn Vasseleu examine les ressorts phalliques de la métaphore lumineuse dans Textures of Light. [5] Les deux lignées spirituelles sont si proches que quand le bouddhisme est arrivé en Chine, au IIe siècle avant notre ère, il s’est rapidement répandu car il était considéré par beaucoup comme une forme étrangère de taoïsme : on disait du Bouddha qu’il avait atteint la non-mort taoïste, et les exercices bouddhistes de pleine de conscience de la respiration rappelaient des pratiques taoïstes similaires. Le bouddhisme chinois s’est donc développé sur des fondements taoïstes. [6] La version la plus convaincante de cette perspective est avancée par Marianne van Kerkhoven dans « Looking without a Pencil in the Hand », qui propose que la place de la dramaturge est celle de l’invisibilité et du service. [7] Je reprends ici la distinction qu’établit Bergson entre humains et animaux car elle est cruciale à son propos (énoncé un siècle avant l’apparition de la théorie post-humaine) mais tout en gardant en tête que les premiers sont évidemment un sous-groupe des seconds. [8] Ces deux modes ne se retrouvent jamais à l’état pur ; plutôt, ils s’interpénètrent à des degrés divers : même les insectes, pourtant mus largement par leurs instincts, choisissent l’endroit et le moment de leur nidification. L’intelligence, insiste Bergson, n’est donc pas une évolution de l’instinct, mais ce sont bien deux « directions divergentes d’une même activité qui s’est scindée en grandissant » (136).

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